Mola

Ce qui attire lorsqu’on voit pour la première fois une mola, c’est la couleur, le graphisme. On devine, peut-être, qu’il y a aussi d’autres choses, plus profond, sans savoir encore jusqu’à quel point la profondeur est liée à la mola.
Qu’est ce qu’une mola ? Un travail d’aiguille plus ou moins compliqué ? Un souvenir de ses vacances en Amérique Centrale ? Une marque d’identité d’un peuple indien, fier de sa créativité et de son histoire de luttes pour son droit à l’autogestion de son destin ?
Une mola est un peu de tout cela, mais avant tout une mola est une œuvre d’art à part entière. Comme toute œuvre d’art une mola est une pièce unique où on donne la plus grande importance au choix des couleurs, aux lignes et reliefs du graphisme, à la composition de ces éléments.
Chaque mola est l’expression réfléchie de l’esprit créateur, profond et intérieur, de celui ou celle qui la réalise, même si dans la plupart des cas cet artiste demeure anonyme.
C’est un art chargé de métaphores et de «sous-entendus». La beauté, la sagesse, la couleur n’apparaissent pas au premier abord. Comme le dit le mythe, pour les découvrir, il faut plonger dans la profondeur de l’âme humaine, dans les méandres de la vie, dans les couches enfouis de l’univers.
C’est un art minutieux, une pratique de la persévérance, comme toute recherche d’identité. Il est à la portée de tous ceux qui sont prêts à parcourir un long chemin. Mais comme toute véritable découverte, chaque porte ouverte dans l’apprentissage des molas laisse entrevoir maintes possibilités.
La mola est créée avec la fonction première de créer la beauté autour de soi, une beauté qu’exprime l’essentiel de chaque être et l’identité du peuple Kuna. Et à travers cette reconstruction/ réparation de soi dans laquelle le tissu est médiateur, une expérience thérapeutique s’organise pour soigner une blessure parfois individuelle, en général social et historique.
Qui sont les Kunas ? Les Kunas constituent une communauté qui habite l’archipel corallien appelé San Blas ou Mulatas, dans la République du Panama, en Amérique Centrale.
Kuna est le nom que les blancs leur ont donné. Eux, ils se nomment Tule, par opposition à ceux qu’ils appellent waga, mergi, sokko ou siichit : les étrangers de l’Amérique Latine, les Nord Américains, les Indiens « choco » voisins ou les Noirs de Colombie qui font commerce avec eux. Ils habitent l’archipel depuis la fin du XIX ème siècle, près de la côte Atlantique, au sud du Canal de Panama.
Ils parlent une langue appelée TULEKAYA. Il y a encore une quantité important qui habitent la région de Darien, en pleine jungle, près des rivières de Bayabo et Chucunague. C’est là qu’ils habitaient autrefois.
Il y en a aussi quelques milliers qui habitent dans les villes de Panama, dans des villes proches de la capitale. L’archipel et la jungle ont été reconnus comme une réserve de la biosphère nommée la Comarca de San Blas ou Kuna Yala, qui veut dire Terre Kuna.
Le mot MOLA : MOLA ( au pluriel mola-kana) est le nom donné par les kunas a toute pièce de tissu qui dans le sens propre ou figuré recouvre quelque chose.
MOLA est aussi le nom donné à des rectangles textiles polychromes qui recouvrent le devant et le dos du corsage des femmes. Les molas sont faites avec des techniques d’appliqué inversé, d’appliqué traditionnel, des broderies, grâce à des superpositions des couches de tissus qui font penser à la ciselure, à l’incrustation, avec de véritables reliefs.
MOLA est aussi le nom donné au corsage entier. Le tableau textile proprement dit, celui que nous pouvons voir dans des grands musées d’art et d’ethnologie et chez quelques collectionneurs sous le nom de mola, est cousu avec des rectangles de tissu de chaque côté et avec une encolure à laquelle s’ajoutent les manches.
Cette partie est réalisée en général en tissus imprimés avec des grandes fleurs qui constituent l’«encadrement» de ces tableaux textiles.
Cet encadrement est changé parfois pour des occasions spéciales, pour les fêtes ou tout simplement pour le laver. C’est pour cela que le tableau textile est cousu à l’encadrement avec des grands points faciles à défaire.
Le critique d’art en général distingue l’objet crée à des fins pratiques de celui réalisée avec l’intention d’être beau, c’est à dire celui qui est considéré comme la véritable œuvre d’art.
Mais la mola contredit cette distinction car elle est à la foi un objet pratique, ou peut le devenir, produit avec une forte intention de créer la beauté, et de parcourir dans ce processus de création un chemin de sagesse, de découverte ou de connaissance.
L’origine des molas.
Les femmes kunas réalisent des molas partout et avec presque tout type image. On les voit à la porte de leurs habitations, dans la rue ou dans leurs maisons le soir, travaillant à la lumière d’une petite lampe.
Elles racontent sur ces petits rectangles de tissus des bouts de leurs vies, des cérémonies de leur communauté, ou tout simplement la forme ou l’image qui les a émues, la couleur qui les a fait vibrer.
En effet, beaucoup de molas représentent la vie quotidienne ou la nature, mais il y en a aussi d’autres qui montrent des formes et des êtres imaginaires, quoique inspirés par une base réaliste.
Et bien sûr, le labyrinthe, les kunas sont des maîtres dans l’art de labyrinther. Nous parlerons de cela plus en détail un peu plus bas.
La pratique de la création des molas est chargée de la tradition richissime d’une population indienne, mais elle est aussi le produit d’une rencontre de cette population avec le monde des Blancs. Cette rencontre ne veut pas dire forcement une collaboration avec le monde Blanc.
Elle a été aussi source d’opposition entre Kunas et Blancs : la mola est devenue ainsi le symbole de la kunité. Mais cette dialectique entre opposition et appropriation des éléments des Blancs (tissus, fils, outils de broderie) a fait que cet art soit plus libre , plus ouvert à la création quotidienne et de cette manière plus proche de l’art occidental que d’autres arts dits «premiers ou exotiques».
Selon les récits mythologiques les molas furent créées à l’origine du temps de l’histoire du peuple Kuna et leurs secrets de fabrication furent enfermés dans une couche de l’univers appelé « kalu » par les divinités. La couche, profonde, où étaient enfermés les secrets de la conception des molas était destinée aux femmes et c’est une divinité femme, Nakekiriai, qui a percé les couches et découvert ces secrets.
Evidement la simple chronologie historique des outils nécessaires pour réaliser les molas, cotonnades, fils , ciseaux et aiguilles très fines, contredit le mythe des origines qu’on vient de raconter. Mais pour les Kunas, les molas leurs étaient destinées depuis la nuit des temps.
Cela leur donne de la fierté identitaire et efface la possible et très discutable «dette» qu’eux pourraient avoir vis à vis des Blancs.
On peut dire que l’art de la mola apparaît vers la seconde moitié de XIX siècle, au moment où les Kunas émigrent vers les îles, ce qui veut dire que dans cette migration augmente le contact avec les Blancs et d’autres populations non kunas. Mais dans cette évolution cet art montre de manière constante qu’il s’agit d’un art de métissage et de résistance.
Jusqu’à leur affrontement avec les Blancs, les femmes kunas peignaient leurs seins et leur dos. L’arrivée d’un vêtement de type occidental, une blouse, (« mola » veut dire « blouse, vêtement ») qui commence à faire partie de leur habillement, (soit par imitation, soit par imposition de la part des Blancs) va ouvrir le chemin à la naissance de la mola, la blouse où vont apparaître les peintures qu’avant décoraient leurs seins et leurs dos.
En tout cas, beaucoup d’autres populations indiennes ont subit des rencontres avec des communautés étrangères avec les influences que cela implique, mais ce sont les femmes kunas qui ont fait de ces influences une source de création et une nouvelle manière d’entendre l’art textile.
Les outils qui sont nécessaires pour créer une mola sont d’origine occidentale, comme nous l’avons précisé plus haut, et en cela ils représentent ce qui est le plus douloureux dans la lutte pour les droits des Indiens : la soumission au Blanc. Le fait de que ce soit avec ces outils et matériaux que les indiennes Kunas aient créé un mouvement artistique est un exemple de résilience.
Dans un monde où la différence est source de rejet et d’angoisse ces Indiennes, sans renoncer à aucune de leurs convictions, se sont élevées avec fierté face au Blanc pour lui dire «Regarde, ce que nous pouvons faire avec ton oppression, comme nous l’avons transformée, regarde comme elle est belle notre différence !».
Cette résilience se base dans une conscience mythique propre aux Kunas, dans les sens qu’un mythe cherche à donner du sens au monde et à l’existence humaine, et cette conscience mythique explique de manière absolument dialectique la confection d’une mola, très attachée à leur cosmographie.
Pour le peuple Kuna le monde est constitué par couches plus ou moins profondes. Les couches les plus profondes conservent les secrets les plus précieux de l’existence et de la création .
Les Kunas sont des artistes, ils aiment la couleur, la lumière, la forme, pour eux les secrets de la conception plastique sont des valeurs fondamentales, alors ces valeurs sont dans les couches profondes. Car, comme nous disait une femme kuna, les choses importantes de la vie ne sont pas accessibles au premier abord. Il faut apprendre à les chercher et il faut aller, pour les retrouver, dans la profondeur de l’univers, de l’âme, de l’ouvrage.
C’est pour cela qu’une mola est constituée par des couches de tissus superposées, qu’il faut ouvrir, découper, pour faire apparaître ces valeurs essentielles qui sont la couleur et la forme, ces données intimes qui sont nos couleurs et nos formes, ceux qui nous transforment, qui nous font renaître.
C’est pour cela qu’il n y a pas non plus une seule manière de faire des molas, car chaque cheminement de la recherche de soi est unique.
Faire des molas
Les molas les plus anciennes sont un peu plus grandes que celles que nous connaissons aujourd’hui. Elles sont en général géométriques ou bi-couleurs. Les molas d’aujourd’hui mesurent entre 30-35 cm par 40-45 cm.
Les couleurs les plus utilisées sont le rouge, le noir, l’orange, le bordeaux et le blanc. Elles se font avec des cotonnades de couleurs unies, rarement avec de la soie, mais on en trouve quand même quelques-unes. Les motifs évoluent avec le temps, ainsi que les couleurs et le nombre des couches. Plus il y a de couleurs, plus il y aura de couches de tissu superposées, qu’il faudra ouvrir pour faire apparaître la couleur de la couche du dessous.
Mais malgré l’évolution des motifs, certaines thématiques graphiques perdurent. C’est le cas de la symétrie, le dualisme et une organisation des couloirs en tissu de structure labyrinthique. On constate aussi une manière de travailler la forme qui permet qu’un graphisme puisse être perçu comme abstrait ou comme une stylisation d’un motif figuratif et qui devient un autre si l’on change la mola de position. La création des molas du point de vue graphique est infinie, comme dans toute œuvre artistique.
Pourtant certaines caractéristiques constituent le concept «mola». En premier lieu, toute mola est une recherche, on commence un ouvrage sans trop savoir où il va nous amener, l’auteur de la mola et les tissus, les couches (de l’ouvrage=de l’univers) font un cheminement de création-transformation (de soi= de l’ouvrage) qui va aboutir à une mola finie…peut-être. Car il y a toujours des manières de changer une mola apparemment finie.
De ce fait, une autre caractéristique constitutive de la mola est la superposition des couches de tissu successives.
Dans toute mola on trouve le remplissage systématique de l’espace. On peut voir là une référence à la manière dans laquelle les kunas occupent l’espace des îles où ils construisent leurs villages. Ils le font avec une telle densité que parfois les toits de leurs habitations presque se touchent. Mais on peut voir aussi là un choix esthétique dans la manière d’utiliser l’espace à peindre.
D’autre part ce remplissage assure la solidarité des couches de tissus qui autrement pourraient se séparer et permet que les molas résistent ainsi aux lavages réitérés, comme la solidarité de nos convictions nous maintient entiers, malgré les souffrances, les épreuves répétées. Pour comprendre une mola il ne faut pas oublier son aspect dialectique.
Autre caractéristique est que les molas sont réalisées en cotonnades, en couleurs unies. C’est très rare de voir une mola où on puisse découvrir un tissu imprimé ailleurs que dans l’«encadrement» constitué par la blouse sur laquelle les femmes attachent leurs molas, c’est à dire ailleurs le corsage.
Les techniques de broderie utilisées sont l’appliqué inversé fondamentalement, mais dans la confection d’une mola se trouvent aussi des parties réalisées avec de l’appliqué traditionnel.
Tout cela est complété par de délicates broderies au point droit, chaînette tige ou d’épine. Et, bien entendu, les couloirs. Les couloirs font partie de la structure de la mola. Ils permettent tout un jeu graphique des lignes, chargés du symbolisme de se perdre dans un processus qui permettra, si l’on va jusque la fin de la confection de l’ouvrage, de se retrouver.
La création des motifs.
Les femmes kunas ne calquent pas. Elles dessinent. Selon la tradition mythologique le fait d’être kuna doit suffire. Mais pour cela il y a des femmes kunas plus ou moins douées ; conscientes de ce fait, elles nomment les chemins pour arriver à l’image qu’elles vont accoucher sur une mola.
Pour créer une mola une femme kuna peut :
1) copier
2) s’inspirer des molas du passé ou du présent
3) inventer
4) utiliser les images des livres ou d’imprimés et les interpréter.
Les petites filles kunas sont initiés au sein de leurs familles à la confection des molas dès qu’elles peuvent utiliser une aiguille et une paire de ciseaux. Quand on voit les travaux réalisés par ces petites filles on comprend facilement pourquoi elles deviennent artistes à l’age adulte.
Copier c’est simplement regarder et reproduire ce que l’on voit. Aussi simple que cela!…Sur un papier quelconque, emballage ou autre, en une ou deux minutes elles fixent la réalité qui les entoure et les inspire. Cela va d’une fleur ou des oiseaux à une bouteille d’eau gazeuse.
Mais est-ce cela simplement copier? Cela me rappelle plutôt le cahier de croquis des peintres. Le motif saisi dans un tournemain et rangé dans les plis de la jupe pour faire la mola après! Inventer c’est autre chose, et les femmes kunas le savent. Il y a celles qui ont «de belles mains», qui savent faire des coutures soigneuses, propres, qui se débrouillent pour copier ce qui passe devant leurs yeux…et les autres. Celles qui n’ont pas besoin de crayon, car elles n’ont pas besoin de copier. Elles prennent une paire de ciseaux et coupent. Le motif leur vient de l’intérieur. Elles savent inventer et sont les plus admirées, elles sont souvent initiatrices des autres, dans l’art de trouver le motif à l’intérieur de soi. Elles enseignent à chercher.
Les œuvres ne sont pas signées car cela va «contre l’idéal égalitaire et provoque des jalousies». Dans les villages Il y a des femmes qui cousent très bien et des femmes «qui inventent des belles molas». Elles sont connues et reconnues. Et copiées. Etre copié dans ce cas est la reconnaissance du talent, mais une œuvre copié sera vite dépassée car on la verra partout et aussi parce qu’il est plus facile d’imiter une œuvre en la perfectionnant que de la créer. Et les kunas le savent.
Dans les molas, comme dans d’autres œuvres artistiques il y a des piliers de la composition qui apparaissent. D’abord, la symétrie. En plus du symbolisme que cela implique, c’est à dire le double de soi ou de l’autre et le miroir, la symétrie est utilisée pour des raisons pratiques. Le fait de plier en deux ou en quatre un tissu et le découper permet d’obtenir facilement un dessin symétrique original. Si, en plus on fait la même opération avec deux tissus superposés, on peut créer des molas d’une grande richesse graphique.
Mais cette symétrie est complétée par une certaine asymétrie dans le remplissage de l’espace et ainsi on trouve des molas semblables, réalisées dans le même style, mais différentes. Toute femme kuna vous dira qu’il n’y a pas deux molas identiques, chaque mola, comme les êtres de l’univers, est unique.
Autre pilier de la composition graphique est la métamorphose. Un dessin commence par être un motif figuratif et peu à peu, en passant d’une mola à une autre devient abstrait. On commence avec une image, par exemple une feuille, qui en passant d’une mola à une autre devient poisson ou papillon.
Et bien sûr le labyrinthe. Les Kunas, hommes et femmes sont des maîtres dans l’art de labyrinther et dans la création des jeux optiques.
On peut donner beaucoup d’interprétations à cette affection pour le labyrinthe. Dans la compréhension du monde des Kunas, la nature et l’homme sont une unité à l’origine, et de ce fait l’homme fait et cherche son chemin entre des éléments interdépendants. Les coraux sont sinueux et les molas reproduisent cette sinuosité. Les villages ont des chemins compliqués et il faut traverser le labyrinthe pour en sortir.
Et finalement, toute œuvre artistique est une recherche du chemin vers l’œuvre. On est perdu avant d’avoir trouvé le chemin de la création, de la transformation qui nous oriente et nous signale la voie de notre vérité intérieure.
Cette sensation d’être perdu est clairement transmise par certaines molas bi-couleurs où le labyrinthe nous fait «tourner la tête» grâce aux effets optiques.
Beaucoup plus pourrait être dit sur cet art textile, mais pour cela il faut entrer dans le labyrinthe, et cela c’est déjà une autre histoire !